Barrès n'avait rien compris

 

Des tonnes de bêtise dorment encore dans nos bibliothèques. Des images imprégnées de gloriole se faufilent entre les chapitres et nous repeignent la vie militaire en sepia, pour relancer nos vieilles pulsions guerrières. Nous sommes heureusement vaccinés. Mais ces banalités ont largement de quoi gangréner, dans un hall de gare, la pensée du voyageur qui ne pense à rien. Au rayon des livres d'histoire, le patriotisme de supermarché se vend bien.

Quand une vraie plume s’en mêle, c'est encore plus dangereux. Un écrivain expert dans l'art d'habiller sa vérité peut libérer, dans un style élégant, des méchancetés de comptoir.

Prenez Maurice Barrès, un grand talent lorrain... mais du sud. Dès la première annexion de 1871, il avait trouvé les formules pour engager les Mosellans annexés à garder courage. On ne saurait le lui reprocher. Sauf que, dans son idée, il ne pouvait s'agir que des francophones...

Quand il écrivait aux Messins que "l’ennui teuton" ne pourrait jamais venir à bout de leur identité française, c’était de bonne guerre. L'inconvénient c'est qu'il n’eût jamais un mot pour les Mosellans germanophones annexés, comme si, pour eux, c’était normal... comme s'ils étaient, en somme, des cousins par alliance des nouveaux maitres, ou, bien mieux, comme s'ils n'existaient pas.

Dans son "Colette Baudoche" écrit en 1909, un roman dont la trame ne manquait pourtant pas de grandeur puisqu’elle racontait l’amour impossible entre un jeune fonctionnaire allemand, nommé à Metz,et la fille de sa logeuse française, le grand écrivain, à la plume habituellement si fine, décrivait, avec une verve de camelot, tout ce qui venait d’outre-rhin. Il parlait de cette odeur "de bière aigrie, de laine mouillée ou de pipe refroidie". Il raillait la "lourdeur teutonne" avec un mépris qui n’était pas léger non plus.

Pour finir, il remontait le moral des Messins en comparant leur nouvelle gare prussienne à un "pâté de viande" et son toit à une "tourte d’épinards". Ce mépris barrèsien, s'il ne manquait pas de drôlerie, était malgré tout d'une démagogie facile et bien dans l’air du temps. Il devint donc inévitable qu'il laissât des traces dans le millieu urbain au sortir de quarante-huit années d'annexion prussienne.

Reconstituée après 1919, une partie de la population de Metz s’arc-bouta sur ces valeurs de revanche et refusa longtemps de reconnaître le modernisme de la "ville impériale" qu’avaient dessinée la crème des architectes allemands au début du siècle.

Il resta de bon ton, quand on était patriote, de se moquer de ces belles avenues. Elles étaient Kolossales avec un K. La pierre de l’Empereur laissa de marbre nos beaux officiers revenus. Cette bouderie bon chic bon genre dura jusqu’en 1939, puis de 1945 jusqu'aux années 80. Ce n’est certes pas le souvenir de la peste nazie qui pouvait arranger les choses.

En 1945 il restait encore deux Moselles de parler différent, avec plein de couples mixtes entre les deux. Une Messine de vieille famille francophone m’avouait en 2005 que lors de son mariage, dans les années cinquante, avec un Mosellan de Hayange, donc d’origine germanophone, elle avait dû longuement préparer les siens à la nouvelle...

Ce climat de méfiance, distillé en forme de plaisanterie amusée, reste bien le fruit d’un demi-siècle de littérature nationaliste... Et Barrès, en 1919, fut l’un des grands mainteneurs de ce cocardisme insistant qui poussa parfois la Moselle francophone à manquer de compassion pour sa voisine germanophone, sans même s’en apercevoir.

Les années passant, la bouderie s’éteignit, alors que l’industrie, le clergé et l’armée perdaient de leur influence. Bien avant l’an 2000, les milieux messins les plus farouchement rebelles au style barocco-prussien avaient oublié l'inhabituelle pesanteur de certains bâtiments publics pour en apprécier la fonctionnalité... Ils apprirent lentement à aimer les somptueuses façades, dans des avenues tirées au cordeau.

Aujourd’hui, les Messins font visiter la gare aux touristes avec une fierté amusée, ce qui prouve qu’ils ont plus d’humour qu’en a eu Barrès.

Mettons-nous pourtant à la place du germanophone de base au début du XXe siècle... Sa réaction ne pouvait qu'être amère, alors que le livre de Barrès circulait sous le manteau dans tout le département. On peut heureusement penser que les frontaliers annexés ne furent pas trop nombreux à commenter "Colette Baudoche" dans les chaumières. Le dialecte Platt dominait encore à la campagne, tout comme le patois roman au sud. Mais dans les villes et les bourgs du nord-est du département, où restaient les élites les plus culturellement francisées de la population germanophone, la parution de cette bluette soi-disant patriotique, imaginée sur un fond de racisme pervers, était d’une rare désobligeance.

Les Allemands le savaient mais laissaient courir, par peur des vagues. Et d'ailleurs, la maladresse de Barrès confortait leur thèse. Plus tard, le Maître s’offrit même le luxe de venir prononcer deux ou trois conférences dans les salons francophones messins.

Comment ces frontaliers, que l’annexion venait déjà de placer en position délicate vis-à-vis de leurs voisins francophones de la région messine, comment pouvaient-ils supporter cet anti-germanisme vulgaire, indigne d’un grand écrivain et qui insultait de plein fouet leur culture, par dessus la tête de l'occupant? Eux que des grands-mères avaient charmés en chantant des berceuses gothiques, se sentaient humiliés en constatant que leurs coutumes et leur vieux parler bi-millénaire, venus voici deux mille ans du nord-est et des marches bataves, pouvaient être ramenés soudain à la lourdeur d’une choucroute indigeste et au verbe grossier d'un soudard?

Sur le même thème que "Colette Baudoche", sur cet éternel et pathétique sujet de l’amour impossible entre un occupant et une occupée, du fait de la dignité qu’impose à tout civil le respect qu'il doit au soldat en guerre, Vercors a écrit en 1942 un roman d’une autre stature.

Barrès mettait en scène un jeune professeur allemand assez lourdaud et la fille de sa logeuse. Vercors parle d’un officier de haute culture et de la fille de son logeur. Son "Silence de la mer" appartient depuis à la grande littérature universelle. Parfois,il rejoint la grandeur des tragédies grecques. Alors que le "Baudoche" serait plutôt à classer dans la collection Harlequin. Un drame aussi noble que celui de l’amour défendu ne pourra jamais se raconter avec des mots de tourlourous.