Il faudra marquer d’une pierre blanche ce 10 octobre 2014…
le soir où Metz voulut savoir,
pour nous rafraîchir la mémoire,
si Bazaine méritait ou non
sa mauvaise réputation.
L'enquête entraîna nos avocats messins vers des révisions déchirantes, scotchés en rangs d’oignons sur les deux cents chaises de Saint-Pierre-aux-Nonnains. Deux jeunes espoirs du barreau disséquèrent en effet la personnalité compliquée du Maréchal avec le sérieux qu'ont les enquêteurs de la police scientifique quand ils chatouillent une brandille d'ADN au fond d'un tube. On me pardonnera cette image risquée.
Nos plaideurs n'étaient pourtant pas dans un labo mais dans une basilique dont les fondations ne datent pas d'hier. Autant dire qu'un grand silence habilla son espace de toute la solennité nécessaire, alors que les projecteurs nappaient de reflets dorés ses flancs rugueux.
Le résultat parut mitigé vu qu’à la sortie, on n’était pas plus avancé. Il semblerait qu'il vaille mieux raccrocher le portrait de Bazaine au Musée des vieilles badernes plutôt que le laisser dans la poussière au Panthéon des boucs émissaires.
En finir avec le bonhomme? Vaste programme… Ce militaire à l’ego compliqué fut un piteux maréchal, sans doute. Du genre responsable mais pas coupable... Mais pourquoi en faire une brebis galeuse? Le sujet restait délicat…
Quoi qu'il en soit, c’est la première fois que dans un lieu public, des Messins ont eu la saine idée de larguer un pantin devenu un mythe, en le priant de leur lâcher les guêtres.
Et c'est notre basoche qui aura bazardé Bazaine! Alors que la figure totalement négative du maréchal encombrait depuis un bail la Galerie des vérités messines, alors aussi que le seul fait d'oser y toucher semblait tabou, le bâtonnier Bernard Petit n’a pas craint d'entr'ouvrir un dossier subversif pour meubler la conférence de stage de ses nouveaux avocats.
Nul n'ignore que cette amicale cérémonie reste chaque année un grand moment fusionnel. Il est bon de se souvenir que le métier demande courage et finesse. Si la robe en effet le protège, elle doit lui insuffler en retour assez de culot pour dézinguer les idées reçues. Ainsi, au lieu de nous refaire une décalcomanie façon Gravelotte, une image d’Epinal de plus,
... les jeunes avocats devaient donc nous faire voir,
l’un son Bazaine en blanc et l’autre tout en noir.
Ils s’acquittèrent de leur joute oratoire devant des confrères attentifs et souvent bluffés. Certes, ils savaient que la bazainophobie est une vieille fixation messine mais qui connaît vraiment le pourquoi du comment? Dans l’imaginaire des historiens, le Maréchal déchu reste la fleur de tournesol de toutes les alchimies patriotiques.. Dans la mémoire des Messins, il est le Traître, avec un gros T majuscule sans oublier l'accent circonflexe en forme de casque à pointe. En 1870, à la fin d’octobre, il était déjà un monstre. On lui en voulait plus qu’à Bismarck. C’est pourquoi, dès l’automne, il fut habillé pour l’hiver.
Et puis les saisons passèrent… 48 années d’annexion avaient mis l'affaire en sourdine dans la tête des vieux Messins. La mémoire ne leur revint qu’après 1919 lorsqu’une éruption de patriotisme aigu boutonna de bleu-blanc-rouge les joues du notable moyen. A Metz, il fallait penser dorénavant comme dans les éditoriaux du "Lorrain".
Autrement, c’était la mise en quarantaine. Pour donner un exemple, le premier patron que s’était choisi le Conseil de l’ordre à la tête du barreau retrouvé s’appelait Antoine Nicolaï. Il fut vite viré car son excellent confrère Robert Schuman lui trouvait la tripe un peu trop laïque, et donc pas assez française.
On peut être sûr que s’il avait eu, vers 1922, la mauvaise idée d’organiser un débat sur Bazaine dans les ruines alors non encore redressées de l’ancien Saint-Pierre-aux-Nonnains, l’éphémère bâtonnier Nicolaï n’eût récolté que du bâton.
Ce fut donc un plaisir inédit d’entendre un couple d’orateurs très doués nous sculpter un profil recto-verso du sieur Bazaine, la Tête à claques préférée des Messins.
Me Tiffany Franchini, au plus fort de ses indignations finement dosées, sonna la charge comme à Reichshoffen en passant la deuxième couche au tableau déjà bien noirci du capitulard. Elle reprit tous les clichés qui, sur plus d’un siècle, ont couru sur Bazaine, un chef de guerre assez retors pour donner les clés de la ville à des Boches qui ne lui avaient rien demandé.
C’est qu’à Metz, on n’aime pas ça, rendre les clés. En 1552, Charles-Quint s’y était cassé les dents et en 1473, le brave boulanger Harelle avait roulé dans la farine, et accessoirement sous la Porte Serpenoise, un quarteron de mercenaires…
Alors qu’en 1870, ce vieux froussard de Bazaine avait livré 160.000 soldats qui ne rêvaient que de repartir à la baïonnette. Il avait contraint Metz à parler prussien et les Messins à supporter plus tard "l’architecture incongrue d’un quartier impérial qui suscite encore de puissants commentaires" (Transmis en passant à Christiane Pignon-Feller).
Me Nicolas Fiorani, sachant qu’on attendait de lui tout le contraire, ne commit pas l’erreur de plaider la réhabilitation. Il regarda froidement son Bazaine par l’autre bout de la lorgnette. Le siège de Metz? Parlons en! La ville était blême, les troupiers affamés, les civils en grand désarroi. Des groupes désoeuvrés rôdaient dans les rues… Plutôt que de bouffer les chevaux, ne valait-il pas mieux manger la consigne? Posons autrement la question: Mieux vaut-il être un héros mort qu’un froussard vivant? Ça se discute.
Et la troupe, que croyez-vous? elle n’était là que pour la Gloire! C’est un mythe qui fonctionnait très fort sous Napoléon III mais les plus fûtés de l’Etat-major savaient depuis longtemps que les espions de l’époque étaient mille fois plus utiles que les soldats. Par contre, le pouvoir de faire marcher les hommes au pas, quelle griserie quand on est Chef.
Mourir, toujours mourir, et mourir encore? Pour le jeune avocat, mieux valait, pour Bazaine, que les Messins vivent, et lui avec. Autant dire qu’il l’avait quasiment cherchée, sa mise au pilori. Les Mosellans de la fin du XIXe n’avaient pas eu besoin de portable pour inonder de bobards les réseaux sociaux… Le maréchal couchait avec la femme de Bismarck, et même celle de Gambetta. Bref, un sacré lapin.
Pour l'avocat, ce matraquage virtuel ne fut qu’une mise en scène, un sommet de fantasmagorie politique, une série-culte inventée par Mac Mahon pour faite oublier ses propres erreurs. Bazaine fut la tête de gondole des éclopés de 1870.
Gardons-nous de conclure. Il semble que le "traître" fut seulement un orgueilleux arriviste, pas assez malin pour prévoir l’échec de son plan. Il attendait que la Commune soit matée à Paris pour arriver plus tard, en fin sauveur, sur les débris d'une République mort-née. Ça n’avait pas marché.
Mais du moins, en 2014, Metz aura pour la première fois viré sa cuti. Ce qui, au bout de cent quarante quatre années, n’est pas un geste excessif.
Oublie-nous, Bazaine! Et si tu rejoins les poubelles de l'histoire, n'oublie pas non plus qu'elles sont pleines de crétins plus que de traîtres. La seule consolation des victimes sera toujours de penser à autre chose.
JG. Octobre 2014
Photos Mathilde Petit