Tu ne pourrais pas comprendre

 

Des inhibitions se sont nichées en 1945 dans la mémoire compliquée des Mosellans. Elles empêchent leurs mentalités divergentes de se rejoindre plus tard dans une Histoire commune. Le "Français de l’intérieur" s’en aperçoit au bout de quelques mois et s’en étonne.

La lente découverte du tabou local va l’obliger à marcher sur un terrain miné où chaque mot dit de travers peut faire éclater une bonne vieille colère de juste. Il lui faudra prouver d’abord que son inconscient de Français cocoricoteur n’est pas peuplé de clichés malveillants sur les "casques à pointe", clichés que véhiculent encore, on le sait, des bataillons d’ignorants dans l'hexagone. En somme, pour crever le mur du silence, il lui faudra sans arrêt rappeler qu’il n’est pas d’ici.

Imaginons le dialogue typique d'un Français récemment "mosellisé" avec un Mosellan blasé:

"Attends, répète un peu... Tu dis que tu es né en 1940 dans les Charentes... D'accord. Tu m’as déjà raconté que ton frère avait fait le maquis dans le Vercors en 1943. Encore d'accord. Mais tu ajoutes que ton père était mort durant l'hiver 1944 en Russie du côté allemand? Entre nous, tu ne vas pas me faire croire qu’il n’aurait pas pu faire autrement? Vous êtiez de quel côté au juste, dans ta famille?

- Trop difficile à expliquer. Tu ne pourrais pas comprendre.

- Comment, je ne pourrais pas comprendre?

- Dans ce coin de Lorraine, on a tout vu. Mais si je te le dis, tu vas ouvrir de grands yeux.

- Moi, choqué? Donne plutôt un exemple!

- Eh bien... je ne sais pas, moi... en 1916, mon grand-père était à Verdun.

- Tu parles! Le mien aussi, et alors?

- Oui, mais le mien, il était encore une fois de l’autre côté."

En général, le Français de l’intérieur regarde le plafond et avale sa salive...

"Tu veux dire qu'il se battait contre mon père?

- On peut dire ça comme ça. Les Boches lui ont même donné la Croix de fer."

A ce moment précis, le Mosellan regarde son Français de l’intérieur de biais pour voir l'effet produit.

Il se demande si cela vaut la peine de continuer...