France et Allemagne

 

L’injustice faite aux Mosellans de parenté franco-allemande est une spécialité locale. Elle concerne des familles à cheval sur la frontière et attirées dans un engrenage aveugle, au nom d’une bureaucratie borgne. Elles ont beaucoup souffert des pièges de l'Etat-civil alors que très souvent, pour prendre un exemple, le mari allemand d'une femme mosellane, embauché dans les mines ou la sidérurgie lorraines, avait quitté la Sarre depuis des années pour ne pas vivre sous la botte hitlérienne. On le savait mais on ne voulait plus le savoir. Ce qui comptait dorénavant, c'était l'origine.

Cette froideur courtelinesque est la partie visible de l’iceberg. Sous le joyeux coup de tampon du gendarme français qui, dès 1939, expédie dans un camp pyrénéen une Mosellane et ses deux gosses, tandis que son mari, qui vient de Sarrebrück, dort en prison, il y a l’obsession de la célèbre "cinquième colonne".

On appelait ainsi l’espionnage allemand. Oubliant qu’il était en réalité beaucoup moins besogneux en Moselle que dans la France de l’intérieur... En effet, les Allemands possédaient depuis 1918 la radiographie complète de la société frontalière, son économie, sa démographie et ses mentalités. Ils savaient tout. L’administration française, au lieu de démasquer dès 1919 les taupes germaniques, avait surtout passé l’après-guerre à empoisonner la vie des Lorrains mal "réintégrés".

Dans les campagnes frontalières, ces procédures tâtillonnes restaient souvent en plan, beaucoup de Mosellans, devenus Allemands bien malgré eux, s’étant lassés de devoir prouver leur nationalité française. Ils jugeaient la démarche blessante, et l’oubliaient... jusqu’au matin où un secrétaire de mairie très ennuyé devait leur refuser un extrait d’état-civil.

En 1939, du jour au lendemain, le tambour descend dans la rue. Un nationalisme soupçonneux s’installe dans les bureaux. L’Etat se met à fonctionner sur des schémas sommaires, sur fond de vieilles lunes chauvines. Et c’est la même paranoïa, de l’autre côté de la frontière. Le philosophe Alain Finkielkraut a montré la progression parallèle de cette bêtise à tête de taureau, dans nos deux pays si souvent en guerre. Tout a germé au XVIII ème siècle. En Allemagne, un patriotisme romantique avait commencé de vibrer dans les milieux intellectuels. Il prônait le retour instinctif vers la race, le droit du sang et la communauté ethnique

Des esprits enflammés prenaient le contre-pied de leur empereur Frédéric II, dont ils refusaient le penchant douteux pour la "philosophie des Lumières". Ils lui reprochaient d’avoir cru, contre la tradition prussienne, à un système de pensée qui avait abouti, à Paris, à la Révolution de 1789. Toutes ces belles idées sur la raison universelle, qui avaient submergé l’Europe, et le chaos qui avait suivi, n’étaient pour eux que la traduction de "l’arrogance française".

Par réaction d’orgueil, une Allemagne en ébullition avait proclamé que cette façon rationnelle d’organiser la vie publique n’était qu’une élucubration parisienne... La Germanie, encore morcelée, s’inventait une mystique où la raison n’avait pas sa place. La race, l’ethnie, la religion, le sol sacré, devenaient le seul terreau où la pensée pouvait mûrir.

En France, le nationalisme s’était renforcé un peu plus tard, mais ces idées germaniques sur la race lui restaient encore étrangères... L’évolution de l’Allemagne n’était d’ailleurs pas le premier souci à Paris, où les milieux cultivés se déchiraient plutôt sur la politique intérieure.

Les idées de 1789 sur l’égalité ou la laïcité ne passaient plus très bien dans le pays profond et une grande partie de la population française se raidissait dans la tradition. Face aux changements que réclamaient les Républicains, elle redevenait traditionaliste au nom du Roi. Quant aux demi-soldes des campagnes napoléoniennes, ils s’enfermaient dans un pariotisme ombrageux.

Pour dénoncer l’internationalisme républicain, les royalistes ne se référaient guère à l’idée de nation. Elle leur restait fort étrangère. Il devait rester assez d’humour à ces aristocrates pour sentir que leur patriotisme aurait eu du mal à se définir comme le défenseur de la communauté du peuple français... alors que leurs ancêtres n’avaient pas hésité en 1792 à émigrer en Allemagne pour reprendre les armes contre leur pays.

En réalité, c’est le bouleversement du système social qui les révulsait. Ils tenaient à leurs privilèges, ce qui n’a rien de surprenant, et accusaient les républicains d’avoir stupidement inventé l’égalité des droits et la liberté des gens de choisir leur destin, contre les valeurs autoritaires de l’ancien régime. Or tout s’était curieusement radicalisé dans la seconde moitié du XIXème siècle, après la première annexion.

Alors que les derniers Bonapartistes s’évaporaient dès 1871 avec les illusions de Napoléon III, un chauvinisme batailleur, hérité du Premier Empire, renaîssait dans les cercles militaires humiliés par la défaite. L’armée de caste se proclamait unilatéralement le défenseur de la nation. L’honneur de l’armée passait avant tout le reste.

A la même époque, les républicains français bataillaient ferme pour faire passer dans l’opinion leurs choix politiques. Mais en focalisant leur action sur l’école et la laïcité, ils heurtaient à distance des Mosellans très croyants qui, sous la botte allemande, restaient désireux de conserver un lien sentimental avec la France. En attendant des jours meilleurs.

Plus que jamais imprégnés de pratique religieuse, par souci de protéger leur identité, ces Lorrains avaient en effet du mal à s’identifier à des politiciens dans lesquels, selon la terminologie d’ordre moral de l’époque, ils ne voyaient plus que des anarchistes ou des sans-Dieu... Alors qu’au même moment, l’élite francophone messine, gagnée par la nostalgie de ses beaux artilleurs d’avant 1870, se régalait par procuration de voir l’armée française astiquer à nouveau ses canons

A la veille de la guerre de 1870, il existait déjà un point d’accord entre les romantiques allemands et les traditionalistes français: leur même refus de la démocratie. En Moselle, c’était un peu la même chose.

Dans une telle confusion idéologique, la défaite de 1870 était largement suffisante pour déchirer l’opinion française et en pousser la bonne moitié vers les ignominies de l’affaire Dreyfus, au nom de l’honneur de l’Armée. Alors que les Allemands, tombés eux aussi en plein délire nationaliste, se réjouissaient de voir les Alsaciens et les Mosellans retrouver enfin leur "vrai pays". Il exista donc, au début du XXe siècle, plusieurs façons d’être patriote en France: la républicaine, la bonapartiste et la royaliste. Après tout, on était quand même en démocratie et chaque groupe gardait la liberté d’apprécier, à sa façon, la perte de nos territoires annexés.

Les Républicains, au pouvoir depuis 1875, parlaient de récupérer "l’Alsace et la Lorraine" au nom du droit qu’avaient les citoyens d’une nation de choisir librement leur sort. Les Bonapartistes, recyclés souvent dans l’affairisme industriel, mais bien intégrés dans l’armée, parlaient de bataille et de reconquête.

Les Royalistes, soutenus par une grande partie du clergé, n’avaient que la tradition à la bouche, ce qui ne dispensait pas les plus intégristes de garder profil bas devant certaines contradictions. Très puissants autour des états-majors, ils magnifiaient en effet le sens de l’honneur et se rangeaient sous la bannière de Dieu. Mais leur souci de servir la France, fille ainée de l’Eglise, ne pouvait empêcher les plus cyniques de constater qu’à toute chose, malheur était bon. En Alsace-Lorraine, comme on disait alors, les Allemands avaient au moins réussi à protéger la région du "danger laïque"...

C'est alors que l’opinion française, au lieu de s’écarteler entre ces tendances, se laissa lentement manipuler, au point de s’enfermer dans la plus sommaire, la plus viscérale, la plus raciste. Cette notion, inventée, on l’a vu, par les Allemands, mais jusqu’alors peu utilisée dans l’hexagone meurtri, fut reprise dans le discours patriotique! Comme les voisins d’en face, on parla dorénavant d’ethnie, de communauté... Du coup, L’Alsace-Lorraine ( en fait, l'Alsace-Moselle) devint la France. Point à la ligne! Nos frères de race devaient être libérés du joug teuton.

La convergence de deux nationalismes exacerbés, l’allemand et le français, portait en germe la boucherie de 1914-1918. Quand on relit aujourd’hui les sottises qui s’écrivaient dans les journaux parisiens du début du siècle, l’on reste sidéré devant tant d’agressivité chauvine. Lorsque l’on revoit de vieux films de la "Belle Epoque", l’on est frappé par le côté guignolesque de la plupart de ces élites en chapeau haut-de-forme dont la gesticulation anormalement saccadée accentue la vanité.

Aujourd’hui, le monde a changé. Nous n’avons même plus besoin de relire "Les Thibault" de Roger Martin du Gard pour mesurer l’évolution. Il suffit de regarder la télévision pour nous voir enfin tels que nous sommes à l’échelle de l’univers, irremplaçables sans doute, mais insignifiants... Lorsque l’on contemple en direct un cosmonaute, maniant en apesanteur sa clé à molette pour reboulonner un panneau solaire, la rondeur bleutée de la terre devient, en arrière-plan, aussi banale qu’une boîte à outils. Vus ainsi, avec le recul dans l’espace et l’Europe future en point de mire, les patriotismes belliqueux des deux derniers siècles ne sont plus qu’agitations dangereuses et dérisoires, à la croûte de la planète...

Au terme de son analyse sur la montée des nationalismes, Finkielkraut note avec finesse que "la haine de l’Allemagne s’était formulée, à la fin du XIXème, avec la même passion que la haine de la France de l’autre côté." Et il conclut: "Ce n’était plus l’internationalisation de la culture qui scandalisait Maurice Barrès, c’était la culture de l’autre." Ce petit jeu là fit beaucoup de mal en Lorraine. C’est bien l’effet pervers d’une histoire malencontreuse, la rencontre de deux nationalismes du XIXe siècle sur une coupure linguistique vieille de plus de mille ans.