Nasse de St. Dizier

 

La plupart des réfugiés mosellans obligés, en septembre 1939, d'évacuer la "zone rouge, se souviennent de "la gare de Saint Dizier". C'est l'endroit où ils durent repasser pour rentrer dès septembre 40 à la maison. Le nom de la station ferroviaire s’est incrusté dans leur mémoire comme l‘un des mots-clés de la seconde annexion

L’événement dût déployer une logistique énorme. On pense que 227 000 frontaliers germanophones, dont les trains arrivaient en boucle depuis la Vienne, la Charente et la Charente inférieure, représentaient les populations de 214 communes. Parmi ces Mosellans, plus ou moins rapatriés de force sans que Pétain ait vraiment cherché à les retenir, 23 953 auraient été refoulés à Saint Dizier par les Nazis.

En fait, parler de "la gare de Saint Dizier" serait une erreur. Le filtrage sinistre des Mosellans n’eût pas lieu dans la station proprement dite, mais au lieu dit "Clos SaintJean", dans les bâtiments de l’ancienne usine Champenois. Il se trouve en effet, relié par rails, à quelques centaines de mètres de la gare de voyageurs. Les Allemands vainqueurs avaient pris possession de nombreuses constructions de cette zone industrielle plus ou moins désaffectée depuis la guerre, pour accueillir les prisonniers français. L’endroit devint à la Libération un dépôt Mac Cormik, puis changea encore de propriétaires (IHF, Case IH, Case New Holland) avant de redevenir aujourd’hui à Mac Cormick.

Anne Scheyer, de Erching, qui avait 14 ans, confirme que le nom de la gare est utilise à tort. "Je me souviens que le bâtiment était un ancien dépôt de marchandises, situé à l’écart de la gare des voyageurs et en dehors de la ville. Je crois qu’on y stockait auparavant du fourrage et des grains pour les chevaux de l’armée… C’était un genre de vaste grange, une pièce immense avec quelques fenêtres placées sur le côté ouest, assez élevées par rapport au sol.

L’arrêt du train s’est fait à une certaine distance du bâtiment, 3 à 400 m, peut-être… On a du marcher un peu. Nous sommes entrés dans le bloc du côté pignon sud, par une double porte assez large. Ce pignon donnait une impression de hauteur, ce qui en réalité n’était pas le cas. On n’a rien vu de la gare des voyageurs, encore moins de la ville. Notre train s’était arrêté en rase campagne, sans doute après avoir passé la station. En entrant dans la vase salle, où il n’y avait pas d’escalier, on pouvait voir dans le fond une autre porte au dessus de laquelle était placé le fameux portrait géant de Hitler. Par cette porte, les expulsés devaient aussitôt sortir vers l’exterieur et il me semble qu’ils avaient quelques marches à descendre.

Aussi étonnant que cela puisse paraitre, après notre retour dans le Bitcherland, personne n’a fourni de souvenir plus précis.. On disait "la gare de Saint Dizier" et c’est tout. Nous avions tant d’autres problèmes à résoudre dans nos villages abandonnés."

Anne Scheyer nous avait déjà raconté cette journée lourde de menaces (dans "Le silence rompu"). Pour elle et sa famille, c’était le 13 octobre 1940. "Le train s’arrête, on nous parle de tri… Les Allemands nous prient de descendre, sans aucun bagage. Des soldats en gris-vert ouvrent les portes, l’une après l’autre, le long du quai. "Schnell, schnell! Aussteigen, schnell!"

Un vrai mercredi noir. Je me souviens que nous sommes passés entre deux haies de boches... Ils avaient le fusil sur le dos. Et nous sommes arrivés dans une salle très vaste, avec des drapeaux à croix gammée...

- Et ce portrait géant d’Hitler...

- C’était un tableau. Dans une attitude arrogante. Avec un slogan "Man kann alles wenn man will". J’ai dû dire quelque chose d’imprudent à ma mère car j’ai repris une gifle. "Toi, si tu continues, tu vas nous mener aux galères!"

- Vous vous souvenez du contrôle?

- On passait par ordre alphabétique... Devant nous, qui étions alors les Kuhn Philippe, il y avait la famille de Kuhn Pierre. On a demandé à Madame Elisabeth Kuhn si elle acceptait la "Volksgemeinschaft"... Et je l’entends encore qui répond, dans son patois lorrain: "Herr Offizier, je signe pour rentrer chez moi, mais il faut d’abord que vous me promettiez que mon Pierre, qui est de santé fragile, vous allez le laisser tranquille. Il a 18 ans mais il est handicapé. Vous ne le mettrez pas dans l’armée allemande, dîtes?"

- Et qu’a répondu l’officier?

- Il a dit, en rigolant: "Soyez sans crainte, ma brave dame. Dans l’armée de notre Führer, il n’y a pas de place pour les idiots!"

L’ Allemand fait un geste et deux soldats prennent le couple et leur fils pour les reconduire hors du bloc.

- Que sont-ils devenus?

- Nous avons appris, après la guerre, qu’ils étaient retournés dans les Charentes. Comme toutes leurs valises étaient restées dans le train, ils n’avaient même pas d’argent pour payer leur voyage. On dit que ce sont des gens de Saint- Dizier qui se sont cotisés.

Le contrôle terminé, on offre un repas aux réfugiés. Du pain gris et amer qu’il faut tremper dans une soupe de lentilles. Le soir, le convoi quitte la Haute-Marne. Direction Metz. Dans le compartiment, trois places sont restées vides...